dimanche 10 décembre 2006

CRUELLE ÉPOQUE POUR LES EMBROCHÉS

Poème sur la cruauté, le céleste (esprit) prend la place du terrestre (corps). C'est la fin du livre, la fin d'un chapitre dans ma vie où je croyais que plus rien ne se pouvait. Ma période morbide et cruelle se termine ici. J'avoue que ça réapparaîtra tout de même un peu dans les années suivantes, mais à un niveau moindre. "Cruelle époque pour les embrochés" clôt le Troisième Volet, donc.

Une analyse (la dernière très longue) suivra le texte. Elle date pas mal de la même époque et met l'accent sur l'aspect "cruauté" du poème. À lire si ça vous chante!


meubles et friables sont les jours sans rouge au yeux
les métaphores obsolètes déglutissent silencieusement la mémoire
plus que de la merde dans la bouche des éteintes Moires
toujours seules avec le Grand Manque des miséreux

la résonance électrique du cerveau captif dans le gouffre
étonne la grosse portant des lunettes en peau de serpent
elle marche d’une allée à l’autre en traînant ses pieds pesants
écoeurés de soutenir la baleine suivant le courant de soufre
au plus profond des mers inondées de déjections célestes
la roue du chariot se casse
trop de nourriture pour une seule

cri définitif organisé dans les rangées de fiacres
c’est l’apoplexie des mutants hongrois perdus dans la vase des ogres

qui donc chercherait à percer le mystère odieux des antres
des cités obscures

on ne parle que de viande lorsque les gens meurent
ils ont perdu l’appui de leur honneur
vidés de leur sang
ils rongent les restes d’un tank rouillé à demi enterré dans les cadavres
le dernier remède pour ces aboyeurs charognards
demeure la pendaisons par les
testicules
que leur soit recraché le misérable désir du manquement des cloportes arméniens
ceux qui furent si prompts
à revenir sur les lieux du crime
stationnaire

eux ne se refusent l’offrande charitable d’une gorge déployée
bouillonnant sous un soleil ardent

29 mars 2003

Analyse
 
Poème en vers libres. Ce qui se remarque le plus, c’est le manque de ponctuation (j'avoue que maintenant que nous avons passé tous les autres texte, ça ne se remarque plus tellement). Au début, il m’a semblé allant de soi que ce poème n’ait aucune ponctuation. Pourquoi ? Parce que mon processus de création poétique est rendu au point où la ponctuation est une entrave aux mots que j’étends sur papier. La même chose s’est produite avec les majuscules. Pas de point, donc pas de majuscule. On verra, un peu plus loin dans l’analyse, qu’une autre raison vient justifier ce manque de ponctuation.
On constate la présence de la rime dans les huit premiers vers. Elle s’écroule au neuvième vers, comme le chariot dans son écoeurement définitif. L’écroulement du chariot est annoncé par les pieds qui en ont marre de supporter la grosse. Ce groupe de vers (9 à 11) est le point de rupture des règles pour une arythmie de la cruauté. C’est la roue qui se casse qui débalance tout et qui envoie dans ce monde de charognes, de mort, de cruauté. De cruauté humaine qui se voit mourir devant la nature qui se venge par sa propre cruauté, une cruauté céleste qui débute dans l’insondable, dans la noirceur des cités, au plus profond des mers inondées de déjections célestes, et qui se termine devant la lumière ultime, sous un soleil ardent, où la cruauté humaine se fait cruellement carboniser, la gorge déployée (sous-entendant « gorge tranchée »).
La cruauté humaine, elle, commence avec le manque et se termine dans le manque. Dans la première strophe, il est question du destin fini des humains (éteintes Moires) où le langage du passé (les métaphores obsolètes, donc symbole eux-mêmes) dévore sournoisement ce même passé et ses symboles, conduisant l’humanité devant une impasse : le manque psychanalytique. Prenons ces deux vers, le quatrième et le vingt-troisième, où il est question du manque :
- toujours seules avec le Grand Manque des miséreux
- […] le misérable désir du manquement des cloportes arméniens
La misère est présente dans les deux vers et sert à qualifier le désir dans le deuxième. Les miséreux sous-entendent donc les miséreux désirs. Le Grand Manque de désir. Qui conduit à la fin au désir du manque, un manque ridicule laissé à une bande de cloportes qui ne savent que se faire la guerre (cloportes arméniens). Le poème montre comme étant une vraie torture l’absence de désir, même s’il nous fait parfois rougir les yeux (1ier vers), mais justement, la souffrance nous tient debout. Et savoir qu’on a ce manque nous le fait désirer, mais tout aboutit au néant. C’est la cruauté définitive (cri définitif, 12ième vers) qui se met en branle pour construire ce poème.
Un autre non-sens apparent fait surface à partir du 16ième vers : les morts rongeant les restes d’un tank rouillé à demi enterré dans les cadavres. Je montre ici les cités de fers perdues dans la cruauté de la guerre qui mène à la décrépitude. Cette idée de morts mangeant leurs morts illustre l’état même de la guerre qui envoie des frères se battre entre eux pour des broutilles, et ça semble toujours venir des mêmes (lieux du crime stationnaire, donc qui reste sur place). Mais même dans la mort, ils réussissent à crier pour tout avoir, ces aboyeurs charognards. La pendaison par les testicules, acte d’une cruauté ignoble, signifie l’arrêt de la reproduction de ces charognards. L’être humain est montré comme un corps vide (vidés de leur sang), indigne (ils ont perdu l’appui de leur honneur) et décadent (on ne parle que de viande).
Le manque est symbolisé par le noir (gouffre, au plus profond des mers inondées de déjections, antres, cités obscures), et le raisonnement, l’intelligence humaine (la résonance électrique du cerveau) sont captés par ce noir, avalée. C’est ainsi que la ponctuation et les majuscules disparaissent du poème. Le manque les a dévorées. Lorsque les morts (hommes) tentent de percer à jour cette noirceur, seule la mort les attend, parce que la lumière au bout du tunnel est trop forte et cruelle pour eux.
C’est donc par le manque obscur qu’est créée la cruauté, la sauvagerie démente illustrée par l’association hongrois/ogres au 13ième vers. Le mot « ogre » est en effet un dérivé du mot « hongrois », apparu à l’époque médiévale pour caractériser ce peuple dévoreur et destructeur lors des attaques barbares à la fin du IXième siècle[1]. Ces ogres s’attaquent aux deux classes sociales les plus nuisibles aux humains, celles qui en font des cadavres se dévorant entre eux. J’ai illustré les deux classes par deux véhicules : le chariot et le fiacre. Le chariot représente l’univers du travail, de la bourgeoisie de la grosse baleine (qui, avec ses lunettes en peau de serpent, symbolise le mal ultime, car le serpent est la figure du mal biblique). Le fiacre symbolise le monde aristocratique, le divertissement, et c’est à travers ces classes qu’est lancé le cri. Dans l’esprit du texte, ces deux classes représentent la même chose et tout doit s’écrouler dans une cruelle barbarie. C’est pourquoi apoplexie est pris dans le sens suivant : c’est le début brutal de la fin.
On peut qualifier ce texte d’hymne à la cruauté, où tout, du début à la fin, s’effrite, se casse, se fait avaler, meurt et tombe. Mais c’est surtout pour montrer à quoi mène la cruauté : à la destruction de tout, thème qui reviendra beaucoup plus puissamment lorsque j’analyserai le troisième poème, sur la furie. La cruauté est une forme de destruction autant physique (pendaison par les testicules) que psychologique (la résonance électrique du cerveau) et ce poème veut montrer que dans un état de manque, c’est la cruauté qui prime pour assouvir ce manque (par les aboyeurs charognards).
[1] BALARD, Michel, Jean-Philippe GENET et Michel ROUCHE. Le Moyen Âge en Occident, Paris, Hachette Livre, coll. Histoire Université, 1990, p. 89.

2 commentaires:

Anonyme a dit...

C'est une excellente idée de fournir une analyse de l'oeuvre.

Les commentaires peuvent ainsi être plus éclairés et plus pertinents.

Je vais tenter de monter ma propre appréciation en fonction de l'oeuvre et de l'analyse. Ça devrait être intéressant.

Luc Pelletier a dit...

Génial! J'ai hâte de lire ça!

En passant, J'apprécie vraiment les commentaires que tu laisses sur mon blog, Claude. :O)